Doublage en langue bretonne : naissance il y a 15 ans
C’est en 1999 que tout a commencé et que le doublage en langue bretonne a vu le jour là où il n’existait rien auparavant. Sans la mise en place d’un outil professionnel cette année-là, on peut penser qu’il n’existerait pas grand-chose aujourd’hui en matière de doublage en langue bretonne. Si Rozenn Milin[1] n’avait pas eu la détermination qu’elle a montré alors, il est peu probable que qui ce soit pourrait aujourd’hui s’enorgueillir du travail accompli, par elle et l’ensemble de l’équipe alors constituée…
1999 : créer des outils
Il y avait bien eu quelques tentatives les années précédentes : on pense notamment aux épisodes d’Ulysse 31, doublés dans les années 80 avec les moyens du bord par les acteurs bretonnants d’alors au sein de ce qui s’appelait FR3, et dont on trouve trace sur le web[2] (générique chanté par Jean-Luc Roudaut), ou bien Yakari (générique chanté par Nolwenn Korbell[3]). Embryons de doublage – quand bien même ils aient été réalisés par des talents incontestables –, mais l’outil dans son ensemble, technique et humain, restait à créer.
En cette même année 1999, le projet de créer une chaîne pour la Bretagne, germé dans les cerveaux de Rozenn Milin et Patrick Le Lay, avait bien avancé vers sa réalisation. Bien entendu, pour Rozenn Milin, très motivée et bretonnante depuis toujours, il n’était pas question d’envisager que cette chaîne ne puisse donner sa place à la langue bretonne. Tenter dès le début de susciter ou de mettre en place les outils de création de programmes en breton, alors que le nombre de techniciens capables de mener un projet de film, de documentaire ou de dessin animé était tellement réduit qu’on s’en souvient à peine, aurait été une tâche bien trop énorme pour s’y atteler alors. Mais tirer parti de l’existant et le doubler en breton, voilà qui permettait d’ouvrir la marche.
Des bretonnant·es compétents et éduqués dans leur langue, des comédien·nes habitués aux scènes bretonnes – vieille tradition bretonne du théâtre oblige –, et d’autres qui s’étaient déjà spécialisés dans la traduction et s’étaient formés à ses techniques particulières, on en trouvait en revanche sans problème. Ce sont ceux-là que Rozenn Milin a contactés cette même année. Mais elle ne leur aurait pas proposé de se lancer dans une activité pour laquelle ils n’auraient pas été formés – on est professionnel ou on ne l’est pas, et maîtriser la langue bretonne n’est pas une compétence professionnelle en soi –, et elle mettait en place, parallèlement, un stage de formation aux métiers du doublage à l’intention de ceux qui se montreraient prêts à la suivre dans cette aventure.
1999 : créer des outils
Il y avait bien eu quelques tentatives les années précédentes : on pense notamment aux épisodes d’Ulysse 31, doublés dans les années 80 avec les moyens du bord par les acteurs bretonnants d’alors au sein de ce qui s’appelait FR3, et dont on trouve trace sur le web[2] (générique chanté par Jean-Luc Roudaut), ou bien Yakari (générique chanté par Nolwenn Korbell[3]). Embryons de doublage – quand bien même ils aient été réalisés par des talents incontestables –, mais l’outil dans son ensemble, technique et humain, restait à créer.
En cette même année 1999, le projet de créer une chaîne pour la Bretagne, germé dans les cerveaux de Rozenn Milin et Patrick Le Lay, avait bien avancé vers sa réalisation. Bien entendu, pour Rozenn Milin, très motivée et bretonnante depuis toujours, il n’était pas question d’envisager que cette chaîne ne puisse donner sa place à la langue bretonne. Tenter dès le début de susciter ou de mettre en place les outils de création de programmes en breton, alors que le nombre de techniciens capables de mener un projet de film, de documentaire ou de dessin animé était tellement réduit qu’on s’en souvient à peine, aurait été une tâche bien trop énorme pour s’y atteler alors. Mais tirer parti de l’existant et le doubler en breton, voilà qui permettait d’ouvrir la marche.
Des bretonnant·es compétents et éduqués dans leur langue, des comédien·nes habitués aux scènes bretonnes – vieille tradition bretonne du théâtre oblige –, et d’autres qui s’étaient déjà spécialisés dans la traduction et s’étaient formés à ses techniques particulières, on en trouvait en revanche sans problème. Ce sont ceux-là que Rozenn Milin a contactés cette même année. Mais elle ne leur aurait pas proposé de se lancer dans une activité pour laquelle ils n’auraient pas été formés – on est professionnel ou on ne l’est pas, et maîtriser la langue bretonne n’est pas une compétence professionnelle en soi –, et elle mettait en place, parallèlement, un stage de formation aux métiers du doublage à l’intention de ceux qui se montreraient prêts à la suivre dans cette aventure.
[1] Voir cet article Wikipedia sur Rozenn Milin : goo.gl/lVH4fX
[2] Voir ici, par exemple : goo.gl/l7SFUd
[3] À écouter ici : goo.gl/0zwerv
[2] Voir ici, par exemple : goo.gl/l7SFUd
[3] À écouter ici : goo.gl/0zwerv
(suite)
Un mois de doublage à Carhaix
Le stage a eu lieu à l’été 1999. Un mois intense, aux journées plus que bien remplies. Christian Troadec avait ouvert en grand, à Carhaix, les portes d’un bâtiment où avait été installé le matériel nécessaire. De son côté, Rozenn Milin avait également réuni une équipe de formateurs habitués à travailler pour Dubbing Brothers, studio de doublage parmi les plus connus sur la place, qui prendraient en charge la formation des bretonnants volontaires.
Les comédiens et les adaptateurs ont vécu ensemble pratiquement nuit et jour pendant cette formation, et décortiqué les différentes techniques très précises du doublage : il y a des nuances dans le jeu d’un·e comédien·ne de doublage que ne connaissent pas les comédien·nes de théâtre ; adapter les dialogues de personnages de films ou de dessins animés n’est pas traduire d’une langue à l’autre sur le papier. Une chose est sûre, s’il est nécessaire de bien maîtriser son domaine premier afin d’aborder au mieux le deuxième, il est indispensable d’être formé et de comprendre le fonctionnement de ce deuxième domaine.
Parmi les comédien·nes – je ne me souviens pas de tous, qu’ils me pardonnent ! –, bon nombre était déjà bien connu des scènes bretonnes : Nolwenn Korbell, qui avait donc ouvert la voie quelque temps auparavant, Yann-Fañch Kemener, Annie Ebrel, Rémi Derrien, Anne Auffret, Jakez André, Mona Bouzeg, Bob Simon, Pascal Cariou, Gisèle Gurudeg, Marthe Vassallo, Sylvie Gueguan, Louis Donval, et une bande de jeunes débutants, dont Riwal Kermarec, Saig Olivier et Yann-Herle Gourvès. Les adaptateurs étaient six : Christian ar Braz, Sébastien Le Guillou, Laurent Scavennec, Rémi Derrien, Stefan Moal et moi-même, tous trilingues anglais-breton-français a minima.
Tandis que les comédien·nes adaptaient leurs techniques de jeu à la pratique particulière qu’ils découvraient et se familiarisaient avec les outils du doublage, nous nous frottions aux mêmes outils en amont, afin de faire parler en breton les personnages joués par Bruce Willis, Robert Redford, Scarlett Johanson ou Oprah Winfrey. Jean-Marc Pannetier, parmi les meilleurs adaptateurs français, nous accompagnait sur les images de Armageddon, L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux ou Beloved, entre autres, films qu’il avait lui-même adaptés en français.
Des techniques particulières… inédites en breton
Substituer des dialogues en breton aux dialogues en anglais est bien loin de suffire, on s’en doute ! Il faut de surcroît les faire exister « dans la bouche » même des personnages à l’écran… Nous avons alors appris le travail serré qui consiste à respecter le rythme de la parole, à faire coïncider au plus près l’articulation d’une langue avec celle d’une autre, à envisager la place de chaque réplique dans l’ensemble des dialogues, qui relèvent d’une histoire et d’un monde qui font système et des valeurs transmises par l’œuvre-support : chacun des mots que nous posions était destiné à être le support du jeu des comédien·nes.
Il y a beaucoup en commun entre l’adaptation d’un film et la traduction d’une œuvre littéraire : on ne peut se passer de l’étape de l’analyse complète de l’œuvre, de sa compréhension profonde, de la meilleure appréhension possible de chacun des personnages et de leur rôle particulier. Et c’est vrai pour n’importe quel roman ou film, qu’il soit chef-d’œuvre ou non. Mais il y a aussi de grandes différences : dans un film, un dessin animé, ce sont des dialogues « dits », joués qu’on entend. La plupart des dialogues sont écrits pour ça, et ils sont destinés à être entendus comme une parole du quotidien. Il n’est pas jamais question d’une langue « littéraire », sauf volonté particulière, qu’il faudrait donner à entendre sur les écrans, dans des films faits pour être reçus par un public contemporain. Je me souviens pourtant d’une remarque, par exemple, entendue à l’occasion de la sortie de la version doublée de Lancelot. Quelqu’un avait signalé qu’il aurait apprécié entendre, dans cette version doublée, un breton proche de celui que parlaient les personnages de l’époque. À ce stade, il est bon de rappeler que l’adaptateur·trice n’est pas censé transformer l’esprit premier d’un dialogue et de l’arranger à la sauce qui lui convient, qu’elle soit moyenâgeuse ou pas. La continuité dialoguée, ou scénario, ne lui appartient pas. Par ailleurs, je me suis souvent posé la question depuis : comment donc aurait été reçu un film en vieux-breton ? (Question subsidiaire : en quelle langue s’exprimait donc Lancelot, personnage mythologique ?)
Nous nous sommes également heurtés à un autre écueil : l’habitude. Les spectateurs des films et des dessins animés – je parle des adultes, les enfants n’ont pas ce genre de problèmes, quand bien même ils en auraient d’autres, qui s’appuient d’abord sur la langue des images… – n’avaient alors pas du tout l’habitude d’entendre leur langue dans ce contexte précis. Certaines de leurs difficultés pouvaient venir de petites erreurs dans la prononciation ou la prosodie du breton entendu, erreurs imputables à une activité à ses débuts, ce dont il fallait se souvenir. Mais plus important, personne n’avait encore entendu parler breton dans une fiction longue. Oui, ça demande un temps… d’adaptation[1] !
Enfin, les niveaux de langue des bretonnants sont très variés : chacun se trouve à un endroit du chemin de la maîtrise linguistique, et nous sommes tous à des endroits différents. Parfois, avant de regarder ce qui se passe dans l’œil du voisin ou de la voisine, il peut être intéressant d’observer ce qui se passe dans le nôtre ! En termes clairs, ce que vous ne comprenez pas dans un film doublé en langue bretonne vous permet peut-être seulement de vous situer sur ce chemin… La plus belle remarque que j’ai pu entendre date du doublage de Marion du Faouët. Les spectateurs venus le voir au cinéma lors d’une projection spéciale avaient passé la première heure à observer de près les mouvements des lèvres des comédien·nes – une technique à l’œuvre dans de nombreuses productions qu’ils avaient pu voir en français, mais à laquelle ils n’avaient jamais prêté garde jusqu’alors – et vérifié que la prononciation des mots entendus correspondait à ces mouvements. Ils avaient été sensibles au niveau de langue, avaient tenté de repérer les éventuelles erreurs… Et puis, comme ils l’ont volontiers fait remarquer à l’issue de la projection, ils avaient plongé dans l’histoire et complètement oublié en quelle langue elle leur était servie !
Une chose est certaine : la barre était placée haut pour ce qui est du niveau de langue exigé par Rozenn Milin – qui suivait de près le travail de doublage, qu’il s’agisse de l’adaptation, du jeu des comédien·nes ou de la langue donnée à entendre. Et sa première exigence était qu’on entende du breton, ce qui est peut-être moins évident qu’il n’y paraît… Une langue parlée, partagée, comprise, vivante et utilisée, et non une langue qui n’aurait d’existence que sur le papier. C’est une conception que nous avons toujours partagée avec elle, aujourd’hui encore, Laors Skavenneg et moi. Et nous avons toujours travaillé en harmonie sur ce point précis, après que Rozenn est partie ailleurs continuer sa riche route, pendant les douze années où nous avons continué, avec les comédien·nes, à donner ses couleurs au doublage.
Pendant le stage, nous avions également appris une nouvelle graphie, celle de la détection, qui indique par des signes très particuliers les mouvements des lèvres qui accompagnent la prononciation des sons. Il avait été prévu au départ que les adaptateurs assureraient eux-mêmes cette détection, en amont du travail d’adaptation proprement dit. Et nous avions appris à utiliser un logiciel conçu pour cela, « Syncode ». Il fallait maîtriser la bête, et ce n’était pas simple ! Mais nous avions au moins une idée claire de ce que valait chaque signe inscrit sur la bande de détection, et comment synchroniser au mieux les mots et les sons que nous posions avec la diction de chaque personnage. Il n’y a finalement pas plus important, à mon sens, pour appuyer la crédibilité de personnages qui parleraient breton dans des situations où on ne les attendrait pas.
Dès les débuts du doublage, une évidence s’est imposée à nous : chacun s’exprimait dans un breton issu de sa propre histoire. Et tous avions senti, sans pourtant en avoir parlé très longuement, que nous détenions là une richesse qui colorerait de façon inédite et combien précieuse le doublage en langue bretonne. Nous ne reproduirions pas ce qui se pratique dans les studios parisiens depuis longtemps déjà, et nous ne détruirions pas cette richesse. Nous étions formés par une équipe installée en région parisienne, et nous avions apprécié leur professionnalisme et les compétences qu’ils nous avaient permis d’acquérir, mais les méthodes « îledefranciennes », qui consistent à gommer tout accent, toute couleur pour produire une langue qu’on appelle « standard » – même l’esperanto n’a jamais réussi à appliquer cette sacrée standardisation, ou standardisation sacralisée… – ne seraient pas les nôtres. Parler breton ne pouvait être le parler selon des schémas externes et inadaptés.
TV Breizh et les nouvelles aventures du breton !
J’avais démissionné du poste de chargée de mission pour les classes bilingues des écoles catholiques dans le Finistère que j’occupais depuis quelques années. J’avais une grande confiance dans l’avenir de cet outil que nous étions en train de mettre en place tous ensemble, à l’initiative de Rozenn Milin qui avait su nous faire partager l’enthousiasme qui l’anime. Et j’étais convaincue du grand potentiel de l’équipe réunie à l’époque, parce que le travail à mener à bien ne pouvait l’être que par une équipe solide, où chaque professionnel aurait sa pierre à poser dans cette nouvelle construction. De surcroît, cette équipe-là était particulièrement enthousiasmante, et la langue bretonne avait tout à gagner de cette synergie.
Par ailleurs, il me semblait à l’époque, et c’est toujours vrai aujourd’hui, que le travail mené à bien dans les écoles n’est pas suffisant. Il est plus qu’important, c’est une évidence, mais ne peut suffire en soi. Le breton perdait chaque jour du terrain – et en perd de plus en plus –, il fallait le faire entendre ailleurs, ce qui est de plus en plus difficile aujourd’hui. Les films, les dessins animés doublés donnent l’occasion de l’entendre parler dans des situations, fictives mais réalistes, qui surgissent rarement maintenant au quotidien. Et cela reste de la pédagogie, il me semble…
Dès septembre 1999, alors que rien n’était encore installé, que TV Breizh n’avait pas encore été lancée – elle verrait le jour officiellement en 2000 –, j’avais entamé mon travail d’adaptation. C’est Ar Roue Rollo qui a ouvert la marche et qui m’a permis de mettre en pratique les apprentissages de l’été. Pendant ce temps, Laors Skavenneg achevait sa formation chez Dubbing Brothers. Il s’était montré plutôt doué pour la direction d’acteurs, ce qui s’est largement confirmé ensuite, et il a travaillé quelque temps dans l’entreprise de doublage française – comme son nom l’indique ! – aux côtés de Jean-Marc Pannetier. Une oreille hyper-sensible comme la sienne est un outil idéal pour un directeur artistique.
Pendant l’année 2000, l’équipe s’est mise en place. Elle était constituée alors des comédien·nes Nolwenn Korbell, Mona Bouzeg, Céline Soun, Hélène Abalain, Tangi Daniel, Tony Foricheur, Louis Donval, Remi Derrien, Momo Jouanno, Klet Beyer…, de Laors Skavenneg en tant que directeur artistique, de Pierre-Albert Vivet, l’ingénieur du son, et de l’adaptatrice. L’auditorium qui serait loué à TV Breizh pour toute l’activité de doublage était encore en construction chez Herbak, au Péristyle, et le doublage a commencé, en attendant qu’il soit achevé, dans un vieux cinéma de Lorient. C’était parti pour Ar Roue Rollo, Pêrig hag e vignoned d’Australie, et des centaines d’heures de dessins animés doublés…
Pendant dix ans – et deux autres années de façon plus espacée –, j’ai eu cette grande chance d’être la principale adaptatrice dans cette équipe avec laquelle j’ai toujours eu grand plaisir à travailler, quels qu’aient été les comédien·nes ou les ingénieur·es du son, et avec Laors Skavenneg, son directeur artistique. Ponctuellement, lorsqu’il y avait trop d’adaptations à assurer – tout le temps où TV Breizh a géré les diffusions des versions doublées en breton, nous avons eu ce privilège de n’avoir jamais cessé de travailler –, les autres adaptateurs formés lors du même stage de Carhaix étaient sollicités. La gestion du doublage a été assurée à TV Breizh par Mikael Baudu et Ambra Rittore, qui s’occupait des choix de dessins animés, jusqu’en 2003[2]. C’est cette année-là que TV Breizh a cessé de gérer l’équipe en direct – la même année, Rozenn Milin quittait la direction de la chaîne. Il était plus aisé de solliciter l’aide financière de la Région si le doublage était géré administrativement par un organisme extérieur à la chaîne, qui ne serait pas privé. C’est alors que cette gestion administrative a été proposée à l’association Dizale[3], dont André Lavanant était le créateur et le président. Mikael Baudu et Ambra Rittore ont néanmoins continué, jusqu’en décembre 2008[4], de faire les choix artistiques et éditoriaux, dans la lignée de ce qu’ils avaient fait jusqu’alors, les œuvres doublées étant toujours commandées par TV Breizh. En 2006, Lionel Buannic[5], qui avait également quitté son poste de rédacteur en chef à TV Breizh, créait la chaîne Brezhoweb, une chaîne qui diffuse uniquement des programmes en breton, sous le regard attentif du CSA, et sur le web, nouveau canal de diffusion inexploité par la langue bretonne dans le cadre de l’audiovisuel. Entre 2008 et 2011, les commandes de cette chaîne ont permis à l’outil mis en place et professionnalisé par Rozenn Milin, de continuer à assurer le doublage de dessins animés et de films en breton, activité qui se serait arrêtée net autrement par le retrait de TV Breizh, son seul commanditaire jusqu’alors.
Un autre porte s’était ouverte en 2003. Une idée simple – encore fallait-il l’avoir ! – avait germé dans la tête d’Erwan Moalic, créateur et directeur de l’association Daoulagad Breizh[6], très liée au Festival de cinéma de Douarnenez, et qui développe depuis toujours, dans un projet constant d’éducation populaire, la diffusion en salles des productions bretonnes. Cela faisait trois ans alors que TV Breizh donnait à voir des dessins animés, par le satellite, son seul mode de diffusion, et fort peu parmi les destinataires en étaient informés, les enfants bilingues encore moins. Erwan Moalic a donc proposé à l’époque que Daoulagad Breizh organise la diffusion sur le terrain de cette matière très riche pour les enfants en apprentissage de breton. Cette action a été mise en place d’abord avec les dessins animés déjà doublés pour TV Breizh. Mais peu à peu, Erwan Moalic et Elen Rubin ont fait des propositions de doublage à Dizale de films d’animation inédits en langue bretonne. La Tournée des dessins animés de Daoulagad Breizh, assurée sur le terrain par Erwan et Elen, et depuis quelques mois par David Huillien, avec les doublages réalisés par Dizale, était née, soutenue par la Région. Elle existe depuis et est devenue un rendez-vous incontournable pour tous les enfants scolarisés en classes bilingues.
Un fonctionnement mis en place par l’équipe
Un certain nombre d’heures d’adaptation de l’époque TV Breizh sont à mettre au crédit de Rémi Derrien, Sébastien Le Guillou, Stefan Moal et, de temps à autre, Laors Skavenneg. Et leur apport est particulièrement intéressant : en dehors de leurs réelles compétences d’adaptateurs, la couleur du breton de chacun a sans nul doute renforcé le choix de s’appuyer, toujours, sur cette richesse-là. Mais c’est dès le début que les modes de fonctionnement et les choix initiaux ont déterminé le fonctionnement de l’équipe de doublage, et les bases de l’adaptation, qui sont toujours à l’œuvre aujourd’hui – Nolwenn Guignard et Aziliz Bourges, les adaptatrices de talent actuelles, me diront si je fais erreur. Les choix linguistiques ont été faits dès le début, et c’est une langue bretonne telle qu’on la parle qu’il fallait entendre, avec ses seizh-ugent liv, ses mille et une couleurs, et non une langue asseptisée par un esprit « îledefrancien ». Tout le monde se souvient d’une époque où des techniciens parachutés de Paris ont entraîné des centaines d’agriculteurs bretons à détruire les talus sur leurs terrains. Que savaient donc ces techniciens formés dans les grandes écoles parisiennes des raisons plus que fondées pour lesquelles des générations de paysans avaient jugé bon d’élever, de maintenir et d’entretenir ces talus ? On sait aujourd’hui quel désastre a été cette injonction parisienne. De la même façon, ce qui est jugé bon pour la langue française – avec raison ou non, c’est à ses locuteurs de se prononcer –, cet impératif de proposer, dans les médias en tout cas, une langue décolorée, sans goût, sans odeur, et souvent sans grande créativité – sinon celle qu’elle pioche de temps en temps, pour se donner un « air du temps », chez les locuteurs créatifs –, ce qu’on appelle parfois une « langue standard », voilà ce qui ne nous a jamais séduits, et que nous n’avions pas l’intention d’appliquer à notre langue, riche de ses contrastes, de ses synonymes, de ces images et expressions qui lui sont propres. Au lieu de les effacer, de la niveler, il fallait la diffuser dans cette richesse-là.
Cette conviction est en tout cas profondément ancrée en moi. D’où vient-elle ? De mes études en langues sans doute, dans une université issue de l’esprit de 1968 qui recensait plus de 120 nationalités différentes parmi ses étudiants et dont les couloirs et les salles de cours ont toujours retenti de tous les accents mélangés, sans jamais empêcher la communication. De l’esprit d’internet aussi peut-être, que je fréquente depuis ces années universitaires, quand il n’était encore réservé qu’aux scientifiques, où les échanges se faisaient – se font encore, dans certains endroits qui résistent plutôt bien – de façon horizontale et non verticale, où le « faire ensemble » sans injonction verticale avait un sens. Et puis, sans doute, de certains traits de caractère très bretons qui m’ont toujours séduite. Enfin, les normes imposées m’ont toujours posé problème – on n’est pas femme et bretonne impunément ! Cette conviction-là, je crois, a une tendance aujourd’hui à être partagée de plus en plus : les décisions d’un·e seul·e ne peuvent orienter les choix de tous, c’est ensemble que nous pouvons défendre une idée, une réflexion, et les partager, même si chacun·e reste libre d’y adhérer ou non. Mais pour autant, il ne serait pas juste d’oublier de mentionner ceux et celles qui donnent les impulsions décisives et qui permettent à tous de s’organiser, de se structurer en fonction d’idées partagées. Je reste convaincue que c’est le seul moyen que nous aurons de continuer à donner la place qui est la sienne à la langue bretonne. En tout cas, c’est sur cette base que le fonctionnement de l’équipe de doublage initiale avait été mis en place.
Grandir et dépasser l’adolescence
Le doublage n’a été qu’une première étape. De l’équipe initiale, on connaît aujourd’hui ceux qui ont développé d’autres projets en audiovisuel en langue bretonne, auxquels se rattachent aussi ceux qui ont rejoint cette équipe petit à petit.
Aujourd’hui, quinze ans plus tard, il est temps d’aller plus loin. C’est le temps de la création. Les producteurs·productrices sont encore trop rares qui s’aventurent sur ce terrain en langue bretonne. Pourtant, ils ont un très grand rôle à jouer, de conseil, d’accompagnement des créateurs de demain. Certains se sont attelés, avec leurs moyens, à préparer cette nouvelle route. Le doublage était une première étape, qui s’appuyait sur la matière créée par d’autres, hors de Bretagne. Les représentations de ces autres sont importantes et utiles, pour autant qu’elles viennent nourrir les nôtres, et non les digérer et les faire disparaître. Nous ne sommes pas voués, c’est en tout cas ma conviction, à continuer de n’être que les traducteurs, les passeurs des créations venues d’ailleurs, quand bien même elles seraient issues de l’imaginaire de nos cousins !
Aux plus jeunes qui souhaiteraient explorer le territoire encore largement inconnu de la création audiovisuelle en langue bretonne, dont l’accès a été ouvert, en grande partie, par l’aventure du doublage commencée il y a quinze ans[7], j’ai envie de dire : venez, entrez sur ce territoire avec vos idées, vos désirs de création propres, et si vous avez envie, besoin d’exprimer quelque chose, faites-le à votre façon, avec vos mots à vous !
Il y a des exemples, parmi nos cousins notamment, où les outils de création ont été mis en place pour valoriser les ressources sur place. Je pense aux maisons de production au Pays de Galles, en Irlande, en Écosse, chez les Catalans aussi, qui proposent des productions où on entend la voix des Gallois, des Irlandais, des Écossais, ou des Catalans, et où ils nous donnent à voir leur vision du monde. Reproduire celle des Américains, ou des créateurs concentrés à Paris, ne leur suffisait pas.
C’est à nous d’avancer maintenant, il est plus que temps, et de créer notre propre matière. Comme le dit le proverbe breton, gwelloc’h un ober evit kant lavarer, mieux vaut une action concrète que cent discours, n’est-ce pas ?
La langue bretonne nous appartient, appartient à tous les bretonnants, et c’est à eux tous de décider ce qu’ils veulent dire, comment le dire, l’écrire, le jouer… et ce qu’elle doit être et devenir. Dans quelque domaine que ce soit, autant que nous le voudrons, pourvu que quelques bretonnants eux-mêmes, voire des Bretons qui ne parlent pas breton, ne viennent pas se mettre en travers du chemin, évidemment. Au travail !
Un mois de doublage à Carhaix
Le stage a eu lieu à l’été 1999. Un mois intense, aux journées plus que bien remplies. Christian Troadec avait ouvert en grand, à Carhaix, les portes d’un bâtiment où avait été installé le matériel nécessaire. De son côté, Rozenn Milin avait également réuni une équipe de formateurs habitués à travailler pour Dubbing Brothers, studio de doublage parmi les plus connus sur la place, qui prendraient en charge la formation des bretonnants volontaires.
Les comédiens et les adaptateurs ont vécu ensemble pratiquement nuit et jour pendant cette formation, et décortiqué les différentes techniques très précises du doublage : il y a des nuances dans le jeu d’un·e comédien·ne de doublage que ne connaissent pas les comédien·nes de théâtre ; adapter les dialogues de personnages de films ou de dessins animés n’est pas traduire d’une langue à l’autre sur le papier. Une chose est sûre, s’il est nécessaire de bien maîtriser son domaine premier afin d’aborder au mieux le deuxième, il est indispensable d’être formé et de comprendre le fonctionnement de ce deuxième domaine.
Parmi les comédien·nes – je ne me souviens pas de tous, qu’ils me pardonnent ! –, bon nombre était déjà bien connu des scènes bretonnes : Nolwenn Korbell, qui avait donc ouvert la voie quelque temps auparavant, Yann-Fañch Kemener, Annie Ebrel, Rémi Derrien, Anne Auffret, Jakez André, Mona Bouzeg, Bob Simon, Pascal Cariou, Gisèle Gurudeg, Marthe Vassallo, Sylvie Gueguan, Louis Donval, et une bande de jeunes débutants, dont Riwal Kermarec, Saig Olivier et Yann-Herle Gourvès. Les adaptateurs étaient six : Christian ar Braz, Sébastien Le Guillou, Laurent Scavennec, Rémi Derrien, Stefan Moal et moi-même, tous trilingues anglais-breton-français a minima.
Tandis que les comédien·nes adaptaient leurs techniques de jeu à la pratique particulière qu’ils découvraient et se familiarisaient avec les outils du doublage, nous nous frottions aux mêmes outils en amont, afin de faire parler en breton les personnages joués par Bruce Willis, Robert Redford, Scarlett Johanson ou Oprah Winfrey. Jean-Marc Pannetier, parmi les meilleurs adaptateurs français, nous accompagnait sur les images de Armageddon, L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux ou Beloved, entre autres, films qu’il avait lui-même adaptés en français.
Des techniques particulières… inédites en breton
Substituer des dialogues en breton aux dialogues en anglais est bien loin de suffire, on s’en doute ! Il faut de surcroît les faire exister « dans la bouche » même des personnages à l’écran… Nous avons alors appris le travail serré qui consiste à respecter le rythme de la parole, à faire coïncider au plus près l’articulation d’une langue avec celle d’une autre, à envisager la place de chaque réplique dans l’ensemble des dialogues, qui relèvent d’une histoire et d’un monde qui font système et des valeurs transmises par l’œuvre-support : chacun des mots que nous posions était destiné à être le support du jeu des comédien·nes.
Il y a beaucoup en commun entre l’adaptation d’un film et la traduction d’une œuvre littéraire : on ne peut se passer de l’étape de l’analyse complète de l’œuvre, de sa compréhension profonde, de la meilleure appréhension possible de chacun des personnages et de leur rôle particulier. Et c’est vrai pour n’importe quel roman ou film, qu’il soit chef-d’œuvre ou non. Mais il y a aussi de grandes différences : dans un film, un dessin animé, ce sont des dialogues « dits », joués qu’on entend. La plupart des dialogues sont écrits pour ça, et ils sont destinés à être entendus comme une parole du quotidien. Il n’est pas jamais question d’une langue « littéraire », sauf volonté particulière, qu’il faudrait donner à entendre sur les écrans, dans des films faits pour être reçus par un public contemporain. Je me souviens pourtant d’une remarque, par exemple, entendue à l’occasion de la sortie de la version doublée de Lancelot. Quelqu’un avait signalé qu’il aurait apprécié entendre, dans cette version doublée, un breton proche de celui que parlaient les personnages de l’époque. À ce stade, il est bon de rappeler que l’adaptateur·trice n’est pas censé transformer l’esprit premier d’un dialogue et de l’arranger à la sauce qui lui convient, qu’elle soit moyenâgeuse ou pas. La continuité dialoguée, ou scénario, ne lui appartient pas. Par ailleurs, je me suis souvent posé la question depuis : comment donc aurait été reçu un film en vieux-breton ? (Question subsidiaire : en quelle langue s’exprimait donc Lancelot, personnage mythologique ?)
Nous nous sommes également heurtés à un autre écueil : l’habitude. Les spectateurs des films et des dessins animés – je parle des adultes, les enfants n’ont pas ce genre de problèmes, quand bien même ils en auraient d’autres, qui s’appuient d’abord sur la langue des images… – n’avaient alors pas du tout l’habitude d’entendre leur langue dans ce contexte précis. Certaines de leurs difficultés pouvaient venir de petites erreurs dans la prononciation ou la prosodie du breton entendu, erreurs imputables à une activité à ses débuts, ce dont il fallait se souvenir. Mais plus important, personne n’avait encore entendu parler breton dans une fiction longue. Oui, ça demande un temps… d’adaptation[1] !
Enfin, les niveaux de langue des bretonnants sont très variés : chacun se trouve à un endroit du chemin de la maîtrise linguistique, et nous sommes tous à des endroits différents. Parfois, avant de regarder ce qui se passe dans l’œil du voisin ou de la voisine, il peut être intéressant d’observer ce qui se passe dans le nôtre ! En termes clairs, ce que vous ne comprenez pas dans un film doublé en langue bretonne vous permet peut-être seulement de vous situer sur ce chemin… La plus belle remarque que j’ai pu entendre date du doublage de Marion du Faouët. Les spectateurs venus le voir au cinéma lors d’une projection spéciale avaient passé la première heure à observer de près les mouvements des lèvres des comédien·nes – une technique à l’œuvre dans de nombreuses productions qu’ils avaient pu voir en français, mais à laquelle ils n’avaient jamais prêté garde jusqu’alors – et vérifié que la prononciation des mots entendus correspondait à ces mouvements. Ils avaient été sensibles au niveau de langue, avaient tenté de repérer les éventuelles erreurs… Et puis, comme ils l’ont volontiers fait remarquer à l’issue de la projection, ils avaient plongé dans l’histoire et complètement oublié en quelle langue elle leur était servie !
Une chose est certaine : la barre était placée haut pour ce qui est du niveau de langue exigé par Rozenn Milin – qui suivait de près le travail de doublage, qu’il s’agisse de l’adaptation, du jeu des comédien·nes ou de la langue donnée à entendre. Et sa première exigence était qu’on entende du breton, ce qui est peut-être moins évident qu’il n’y paraît… Une langue parlée, partagée, comprise, vivante et utilisée, et non une langue qui n’aurait d’existence que sur le papier. C’est une conception que nous avons toujours partagée avec elle, aujourd’hui encore, Laors Skavenneg et moi. Et nous avons toujours travaillé en harmonie sur ce point précis, après que Rozenn est partie ailleurs continuer sa riche route, pendant les douze années où nous avons continué, avec les comédien·nes, à donner ses couleurs au doublage.
Pendant le stage, nous avions également appris une nouvelle graphie, celle de la détection, qui indique par des signes très particuliers les mouvements des lèvres qui accompagnent la prononciation des sons. Il avait été prévu au départ que les adaptateurs assureraient eux-mêmes cette détection, en amont du travail d’adaptation proprement dit. Et nous avions appris à utiliser un logiciel conçu pour cela, « Syncode ». Il fallait maîtriser la bête, et ce n’était pas simple ! Mais nous avions au moins une idée claire de ce que valait chaque signe inscrit sur la bande de détection, et comment synchroniser au mieux les mots et les sons que nous posions avec la diction de chaque personnage. Il n’y a finalement pas plus important, à mon sens, pour appuyer la crédibilité de personnages qui parleraient breton dans des situations où on ne les attendrait pas.
Dès les débuts du doublage, une évidence s’est imposée à nous : chacun s’exprimait dans un breton issu de sa propre histoire. Et tous avions senti, sans pourtant en avoir parlé très longuement, que nous détenions là une richesse qui colorerait de façon inédite et combien précieuse le doublage en langue bretonne. Nous ne reproduirions pas ce qui se pratique dans les studios parisiens depuis longtemps déjà, et nous ne détruirions pas cette richesse. Nous étions formés par une équipe installée en région parisienne, et nous avions apprécié leur professionnalisme et les compétences qu’ils nous avaient permis d’acquérir, mais les méthodes « îledefranciennes », qui consistent à gommer tout accent, toute couleur pour produire une langue qu’on appelle « standard » – même l’esperanto n’a jamais réussi à appliquer cette sacrée standardisation, ou standardisation sacralisée… – ne seraient pas les nôtres. Parler breton ne pouvait être le parler selon des schémas externes et inadaptés.
TV Breizh et les nouvelles aventures du breton !
J’avais démissionné du poste de chargée de mission pour les classes bilingues des écoles catholiques dans le Finistère que j’occupais depuis quelques années. J’avais une grande confiance dans l’avenir de cet outil que nous étions en train de mettre en place tous ensemble, à l’initiative de Rozenn Milin qui avait su nous faire partager l’enthousiasme qui l’anime. Et j’étais convaincue du grand potentiel de l’équipe réunie à l’époque, parce que le travail à mener à bien ne pouvait l’être que par une équipe solide, où chaque professionnel aurait sa pierre à poser dans cette nouvelle construction. De surcroît, cette équipe-là était particulièrement enthousiasmante, et la langue bretonne avait tout à gagner de cette synergie.
Par ailleurs, il me semblait à l’époque, et c’est toujours vrai aujourd’hui, que le travail mené à bien dans les écoles n’est pas suffisant. Il est plus qu’important, c’est une évidence, mais ne peut suffire en soi. Le breton perdait chaque jour du terrain – et en perd de plus en plus –, il fallait le faire entendre ailleurs, ce qui est de plus en plus difficile aujourd’hui. Les films, les dessins animés doublés donnent l’occasion de l’entendre parler dans des situations, fictives mais réalistes, qui surgissent rarement maintenant au quotidien. Et cela reste de la pédagogie, il me semble…
Dès septembre 1999, alors que rien n’était encore installé, que TV Breizh n’avait pas encore été lancée – elle verrait le jour officiellement en 2000 –, j’avais entamé mon travail d’adaptation. C’est Ar Roue Rollo qui a ouvert la marche et qui m’a permis de mettre en pratique les apprentissages de l’été. Pendant ce temps, Laors Skavenneg achevait sa formation chez Dubbing Brothers. Il s’était montré plutôt doué pour la direction d’acteurs, ce qui s’est largement confirmé ensuite, et il a travaillé quelque temps dans l’entreprise de doublage française – comme son nom l’indique ! – aux côtés de Jean-Marc Pannetier. Une oreille hyper-sensible comme la sienne est un outil idéal pour un directeur artistique.
Pendant l’année 2000, l’équipe s’est mise en place. Elle était constituée alors des comédien·nes Nolwenn Korbell, Mona Bouzeg, Céline Soun, Hélène Abalain, Tangi Daniel, Tony Foricheur, Louis Donval, Remi Derrien, Momo Jouanno, Klet Beyer…, de Laors Skavenneg en tant que directeur artistique, de Pierre-Albert Vivet, l’ingénieur du son, et de l’adaptatrice. L’auditorium qui serait loué à TV Breizh pour toute l’activité de doublage était encore en construction chez Herbak, au Péristyle, et le doublage a commencé, en attendant qu’il soit achevé, dans un vieux cinéma de Lorient. C’était parti pour Ar Roue Rollo, Pêrig hag e vignoned d’Australie, et des centaines d’heures de dessins animés doublés…
Pendant dix ans – et deux autres années de façon plus espacée –, j’ai eu cette grande chance d’être la principale adaptatrice dans cette équipe avec laquelle j’ai toujours eu grand plaisir à travailler, quels qu’aient été les comédien·nes ou les ingénieur·es du son, et avec Laors Skavenneg, son directeur artistique. Ponctuellement, lorsqu’il y avait trop d’adaptations à assurer – tout le temps où TV Breizh a géré les diffusions des versions doublées en breton, nous avons eu ce privilège de n’avoir jamais cessé de travailler –, les autres adaptateurs formés lors du même stage de Carhaix étaient sollicités. La gestion du doublage a été assurée à TV Breizh par Mikael Baudu et Ambra Rittore, qui s’occupait des choix de dessins animés, jusqu’en 2003[2]. C’est cette année-là que TV Breizh a cessé de gérer l’équipe en direct – la même année, Rozenn Milin quittait la direction de la chaîne. Il était plus aisé de solliciter l’aide financière de la Région si le doublage était géré administrativement par un organisme extérieur à la chaîne, qui ne serait pas privé. C’est alors que cette gestion administrative a été proposée à l’association Dizale[3], dont André Lavanant était le créateur et le président. Mikael Baudu et Ambra Rittore ont néanmoins continué, jusqu’en décembre 2008[4], de faire les choix artistiques et éditoriaux, dans la lignée de ce qu’ils avaient fait jusqu’alors, les œuvres doublées étant toujours commandées par TV Breizh. En 2006, Lionel Buannic[5], qui avait également quitté son poste de rédacteur en chef à TV Breizh, créait la chaîne Brezhoweb, une chaîne qui diffuse uniquement des programmes en breton, sous le regard attentif du CSA, et sur le web, nouveau canal de diffusion inexploité par la langue bretonne dans le cadre de l’audiovisuel. Entre 2008 et 2011, les commandes de cette chaîne ont permis à l’outil mis en place et professionnalisé par Rozenn Milin, de continuer à assurer le doublage de dessins animés et de films en breton, activité qui se serait arrêtée net autrement par le retrait de TV Breizh, son seul commanditaire jusqu’alors.
Un autre porte s’était ouverte en 2003. Une idée simple – encore fallait-il l’avoir ! – avait germé dans la tête d’Erwan Moalic, créateur et directeur de l’association Daoulagad Breizh[6], très liée au Festival de cinéma de Douarnenez, et qui développe depuis toujours, dans un projet constant d’éducation populaire, la diffusion en salles des productions bretonnes. Cela faisait trois ans alors que TV Breizh donnait à voir des dessins animés, par le satellite, son seul mode de diffusion, et fort peu parmi les destinataires en étaient informés, les enfants bilingues encore moins. Erwan Moalic a donc proposé à l’époque que Daoulagad Breizh organise la diffusion sur le terrain de cette matière très riche pour les enfants en apprentissage de breton. Cette action a été mise en place d’abord avec les dessins animés déjà doublés pour TV Breizh. Mais peu à peu, Erwan Moalic et Elen Rubin ont fait des propositions de doublage à Dizale de films d’animation inédits en langue bretonne. La Tournée des dessins animés de Daoulagad Breizh, assurée sur le terrain par Erwan et Elen, et depuis quelques mois par David Huillien, avec les doublages réalisés par Dizale, était née, soutenue par la Région. Elle existe depuis et est devenue un rendez-vous incontournable pour tous les enfants scolarisés en classes bilingues.
Un fonctionnement mis en place par l’équipe
Un certain nombre d’heures d’adaptation de l’époque TV Breizh sont à mettre au crédit de Rémi Derrien, Sébastien Le Guillou, Stefan Moal et, de temps à autre, Laors Skavenneg. Et leur apport est particulièrement intéressant : en dehors de leurs réelles compétences d’adaptateurs, la couleur du breton de chacun a sans nul doute renforcé le choix de s’appuyer, toujours, sur cette richesse-là. Mais c’est dès le début que les modes de fonctionnement et les choix initiaux ont déterminé le fonctionnement de l’équipe de doublage, et les bases de l’adaptation, qui sont toujours à l’œuvre aujourd’hui – Nolwenn Guignard et Aziliz Bourges, les adaptatrices de talent actuelles, me diront si je fais erreur. Les choix linguistiques ont été faits dès le début, et c’est une langue bretonne telle qu’on la parle qu’il fallait entendre, avec ses seizh-ugent liv, ses mille et une couleurs, et non une langue asseptisée par un esprit « îledefrancien ». Tout le monde se souvient d’une époque où des techniciens parachutés de Paris ont entraîné des centaines d’agriculteurs bretons à détruire les talus sur leurs terrains. Que savaient donc ces techniciens formés dans les grandes écoles parisiennes des raisons plus que fondées pour lesquelles des générations de paysans avaient jugé bon d’élever, de maintenir et d’entretenir ces talus ? On sait aujourd’hui quel désastre a été cette injonction parisienne. De la même façon, ce qui est jugé bon pour la langue française – avec raison ou non, c’est à ses locuteurs de se prononcer –, cet impératif de proposer, dans les médias en tout cas, une langue décolorée, sans goût, sans odeur, et souvent sans grande créativité – sinon celle qu’elle pioche de temps en temps, pour se donner un « air du temps », chez les locuteurs créatifs –, ce qu’on appelle parfois une « langue standard », voilà ce qui ne nous a jamais séduits, et que nous n’avions pas l’intention d’appliquer à notre langue, riche de ses contrastes, de ses synonymes, de ces images et expressions qui lui sont propres. Au lieu de les effacer, de la niveler, il fallait la diffuser dans cette richesse-là.
Cette conviction est en tout cas profondément ancrée en moi. D’où vient-elle ? De mes études en langues sans doute, dans une université issue de l’esprit de 1968 qui recensait plus de 120 nationalités différentes parmi ses étudiants et dont les couloirs et les salles de cours ont toujours retenti de tous les accents mélangés, sans jamais empêcher la communication. De l’esprit d’internet aussi peut-être, que je fréquente depuis ces années universitaires, quand il n’était encore réservé qu’aux scientifiques, où les échanges se faisaient – se font encore, dans certains endroits qui résistent plutôt bien – de façon horizontale et non verticale, où le « faire ensemble » sans injonction verticale avait un sens. Et puis, sans doute, de certains traits de caractère très bretons qui m’ont toujours séduite. Enfin, les normes imposées m’ont toujours posé problème – on n’est pas femme et bretonne impunément ! Cette conviction-là, je crois, a une tendance aujourd’hui à être partagée de plus en plus : les décisions d’un·e seul·e ne peuvent orienter les choix de tous, c’est ensemble que nous pouvons défendre une idée, une réflexion, et les partager, même si chacun·e reste libre d’y adhérer ou non. Mais pour autant, il ne serait pas juste d’oublier de mentionner ceux et celles qui donnent les impulsions décisives et qui permettent à tous de s’organiser, de se structurer en fonction d’idées partagées. Je reste convaincue que c’est le seul moyen que nous aurons de continuer à donner la place qui est la sienne à la langue bretonne. En tout cas, c’est sur cette base que le fonctionnement de l’équipe de doublage initiale avait été mis en place.
Grandir et dépasser l’adolescence
Le doublage n’a été qu’une première étape. De l’équipe initiale, on connaît aujourd’hui ceux qui ont développé d’autres projets en audiovisuel en langue bretonne, auxquels se rattachent aussi ceux qui ont rejoint cette équipe petit à petit.
Aujourd’hui, quinze ans plus tard, il est temps d’aller plus loin. C’est le temps de la création. Les producteurs·productrices sont encore trop rares qui s’aventurent sur ce terrain en langue bretonne. Pourtant, ils ont un très grand rôle à jouer, de conseil, d’accompagnement des créateurs de demain. Certains se sont attelés, avec leurs moyens, à préparer cette nouvelle route. Le doublage était une première étape, qui s’appuyait sur la matière créée par d’autres, hors de Bretagne. Les représentations de ces autres sont importantes et utiles, pour autant qu’elles viennent nourrir les nôtres, et non les digérer et les faire disparaître. Nous ne sommes pas voués, c’est en tout cas ma conviction, à continuer de n’être que les traducteurs, les passeurs des créations venues d’ailleurs, quand bien même elles seraient issues de l’imaginaire de nos cousins !
Aux plus jeunes qui souhaiteraient explorer le territoire encore largement inconnu de la création audiovisuelle en langue bretonne, dont l’accès a été ouvert, en grande partie, par l’aventure du doublage commencée il y a quinze ans[7], j’ai envie de dire : venez, entrez sur ce territoire avec vos idées, vos désirs de création propres, et si vous avez envie, besoin d’exprimer quelque chose, faites-le à votre façon, avec vos mots à vous !
Il y a des exemples, parmi nos cousins notamment, où les outils de création ont été mis en place pour valoriser les ressources sur place. Je pense aux maisons de production au Pays de Galles, en Irlande, en Écosse, chez les Catalans aussi, qui proposent des productions où on entend la voix des Gallois, des Irlandais, des Écossais, ou des Catalans, et où ils nous donnent à voir leur vision du monde. Reproduire celle des Américains, ou des créateurs concentrés à Paris, ne leur suffisait pas.
C’est à nous d’avancer maintenant, il est plus que temps, et de créer notre propre matière. Comme le dit le proverbe breton, gwelloc’h un ober evit kant lavarer, mieux vaut une action concrète que cent discours, n’est-ce pas ?
La langue bretonne nous appartient, appartient à tous les bretonnants, et c’est à eux tous de décider ce qu’ils veulent dire, comment le dire, l’écrire, le jouer… et ce qu’elle doit être et devenir. Dans quelque domaine que ce soit, autant que nous le voudrons, pourvu que quelques bretonnants eux-mêmes, voire des Bretons qui ne parlent pas breton, ne viennent pas se mettre en travers du chemin, évidemment. Au travail !
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[1] Depuis 2010, Brezhoweb propose régulièrement quelque chose qui est tout aussi inaccoutumé pour l’instant encore : quelques-uns des films diffusés par la chaîne sont sous-titrés en breton. Plusieurs raisons ont conduit à ce choix, et Lionel Buannic, qui dirige la chaîne, en a bien mesuré l’intérêt. Ainsi, il est de coutume en français, pour un documentaire, lorsqu’on entend une personne interviewée s’exprimer dans sa langue, de le doubler d’une voice over, une voix qu’on entend par-dessus la voix de l’interviewé·e. Et il est très difficile, avec cette technique, de distinguer la voix de celui·celle qui parle. C’est une pratique qui ne nous a jamais séduits, à TV Breizh ou Brezhoweb, et pour le breton encore moins : entendre celui·celle qui parle, qui s’anime sur l’écran et qui porte ses propos nous a toujours paru légitime. Un deuxième argument tient aux pratiques linguistiques : donner l’occasion aux bretonnants de pouvoir lire leur langue au rythme de la parole, voilà qui nous paraît indispensable. Certains ont été déstabilisés par le procédé, au début. Pourtant, ils ont appris à lire des sous-titres en français sans s’en rendre compte, et ça n’est pas plus « naturel » que de lire des sous-titres en breton ! Ce petit exercice permet d’asseoir sa maîtrise de la langue, sans parler du plaisir d’entendre en direct la musique d’autres langues. C’est dans cet esprit qu’il m’est arrivé, par exemple, d’adapter les voix off des films Mandela, au nom de la liberté et Iraq, le retour d’Allah, qui devaient être enregistrées respectivement par une comédienne et un comédien, tout en rédigeant immédiatement les sous-titres des interviews. C’est une pratique dont je défends la nécessité depuis longtemps maintenant, et la demande récente d’un collège de disposer de sous-titres en breton, pour pouvoir étudier un film de fiction que leur proposait Daoulagad Breizh, m’a littéralement ravie. Pourvu que cette pratique s’étende désormais !
[2] Voir la page Wikipedia sur TV Breizh : goo.gl/nHwBiU
[3] Site : www.dizale.bzh
[4] Voir l’article du Télégramme : goo.gl/WrUs5t
[5] Voir l’article du Télégramme : goo.gl/dUP8Ot ; et un article sur le site de la Région Bretagne : goo.gl/yQqW5S
[6] Site de Daoulagad Breizh : daoulagad-breizh.org
[7] Il y a quinze ans dis-je, que les outils du doublage en langue bretonne ont été créés, et sont tels qu’ils étaient aujourd’hui. 1999-2015, ça ressemble à seize ans, non ? Pas du tout ! L’année de préparation n’y est pas comptée : c’est en 2000 que les premiers résultats de l’étape préparative, et le travail de l’équipe, ont été visibles. Et c’est ce travail de l’ensemble de l’équipe qui importe, pas ce qui a pu être fait de manière isolée. 2000-2015, le compte est bon !
[2] Voir la page Wikipedia sur TV Breizh : goo.gl/nHwBiU
[3] Site : www.dizale.bzh
[4] Voir l’article du Télégramme : goo.gl/WrUs5t
[5] Voir l’article du Télégramme : goo.gl/dUP8Ot ; et un article sur le site de la Région Bretagne : goo.gl/yQqW5S
[6] Site de Daoulagad Breizh : daoulagad-breizh.org
[7] Il y a quinze ans dis-je, que les outils du doublage en langue bretonne ont été créés, et sont tels qu’ils étaient aujourd’hui. 1999-2015, ça ressemble à seize ans, non ? Pas du tout ! L’année de préparation n’y est pas comptée : c’est en 2000 que les premiers résultats de l’étape préparative, et le travail de l’équipe, ont été visibles. Et c’est ce travail de l’ensemble de l’équipe qui importe, pas ce qui a pu être fait de manière isolée. 2000-2015, le compte est bon !
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